Le président Joe Biden et le président sud-africain Cyril Ramaphosa-US department of State-DR
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Interview Angelle Kwemo “ Une diplomatie américaine plus pragmatique vis-à-vis de l’Afrique

Installée depuis vingt-ans aux Etats-Unis, la Camerounaise Angelle Kwemo, a officié au Congrès, sous le mandat de Barack Obama notamment, avant de créer un cabinet de conseil spécialisé dans les relations USA-Afrique. A la veille du sommet US-Africa Leaders, elle livre pour ANA son analyse sur l’évolution des relations entre l’Oncle Sam et l’Afrique. 

Propos recueillis par Bilkiss Mentari

Angelle Kwemo-DR

Angelle, parlez-nous de vous, votre parcours et ce qui vous a amené à vous installer aux Etats-Unis ? 

Je suis née au Cameroun où j’ai suivi mes études avant de les poursuivre en France. Après un troisième cycle en droit des affaires, je suis rentrée au Cameroun où j’ai travaillé trois ans chez Bolloré en tant que responsable du département protection maritime. J’ai ensuite rejoint la SOCAMAC, la compagnie nationale au moment de sa privatisation et de son rachat par le groupe européen Geodis Overseas, pendant deux ans en tant que directeur du département juridique. Puis, j’ai décidé de tenter l’aventure américaine. Mon départ a été motivé par deux personnes que que je tiens en haute estime et qui m’ont dit : “ Au Cameroun, vous êtes frustré, vous vous enfoncez, aux USA vous allez briller ! » Alors, j’y suis allée ! Mais je ne pensais pas que je finirais au Congrès et que je m’occuperais de favoriser les échanges entre les deux continents…

En effet, parlez-nous de cette expérience au sein de l’administration américaine et ce qu’elle vous a appris des relations entre les Etats-Unis et l’Afrique ? 

J’ai rejoint le Congrès en 2005, au département des affaires étrangères. J’y suis restée cinq ans. Au début, je ne travaillais pas sur l’Afrique, j’étais plus concentré sur le Moyen-Orient, qui était alors au cœur des préoccupations américaines. Nous étions dans le contexte de l’après 11 septembre et de la guerre du Golfe. La politique énergétique était une priorité pour les États-Unis. Je voulais relever de nouveaux défis et quitter le confort des politiques africaines. Et je pensais que je connaissais suffisamment l’Afrique pour ne pas avoir à m’y intéresser. Finalement, j’y suis revenu lorsqu’on a créé le Congressional Caucus on Africa, sous la présidence de Barack Obama notamment. J’ai travaillé principalement sur les questions économiques. J’ai contribué à la rédaction d’un certain nombre de textes de loi, notamment celui sur la stratégie américaine pour l’Afrique, la relance de l’AGOA, la loi sur les investissements de la diaspora africaine, pour n’en citer que quelques-uns. En 2012, je suis parti pour créer ma propre entreprise. J’avais le désir de m’occuper de l’Afrique à plein temps. Les temps changeaient. Les réussites africaines, Dangote, Elumelu… Je me suis tourné vers le secteur privé. Le premier sommet américain avait eu lieu. J’ai créé mon cabinet de conseil stratégique USA-Afrique dans la foulée.

« L’Afrique regarde avec beaucoup d’intérêt les Etats-Unis, mais depuis longtemps, il y a un problème de communication entre les Africains et les Américains »

Mon portefeuille est essentiellement composé d’entités africaines, ce qui démontre l’intérêt des Africains pour les Etats-Unis. Ils veulent des partenaires américains, bénéficier de l’utilisation des technologies américaines, obtenir des financements. L’Afrique regarde avec beaucoup d’intérêt les Etats-Unis, mais depuis longtemps, il y a un problème de communication entre les Africains et les Américains. Au-delà de la barrière linguistique et culturelle, l’Amérique est en retard, contrairement à d’autres puissances, en Afrique. Pas en termes de présence, puisqu’elle remonte malheureusement à plusieurs siècles d’esclavage. Non pas non plus en termes de montant des investissements – les Etats-Unis restent un partenaire commercial de premier plan – mais en termes de capacité à répondre aux attentes des Africains, à s’adapter à l’environnement concurrentiel créé par la libéralisation des échanges et la situation géopolitique et aux nouveaux types d’Africains qui ont émergé. Les autres pays industrialisés occidentaux sont également confrontés à de sérieux défis d’ajustement. Le continent évolue rapidement et ils réussissent à implanter leur propre agenda. La signature de la ZLECAf en est un parfait exemple.

Quid de la diaspora africaine aux Etats-Uns, de plus en plus importantes…

La diaspora africaine, qui est de plus en plus importante et active aux États-Unis, constitue un atout et, si elle est comprise et habilitée, elle pourrait servir de catalyseur et de facilitateur efficace du commerce et des affaires. En fait, la diaspora africaine, qui transfère près de 100 milliards de dollars par an et dont le pouvoir d’achat s’élève à 1,5 milliards de dollars, a le potentiel de changer la donne dans les relations entre les États-Unis et l’Afrique. Elle constitue un groupe d’électeurs de plus en plus important aux États-Unis et un certain nombre d’entre eux occupent des postes importants au sein de l’administration Biden. La diaspora africaine est également très productive sur tous les plans, très instruite, travailleuse et très accomplie. Elle excelle dans le monde universitaire, dans les affaires, les sciences, la médecine, la culture, le sport, etc. Cette diaspora aspire à transposer ses succès sur le continent et l’impression que l’on a parfois est que la partie africaine doit intensifier ses efforts. La fuite des cerveaux devrait être transformée en flux de cerveaux. Par exemple, leur expertise pourrait être utilisée dans le cadre des programmes de renforcement des capacités de l’USAID.

Forte de cette expertise entre les deux continents. Comment analysez-vous l’évolution de cette relation. On observe un certain regain d’intérêt aujourd’hui mais encore freiné par une sorte de méconnaissance et frilosité réciproque. Pour preuve, peu de pays africains bénéficient de l’AGOA, un outil destiné à renforcer les échanges USA-Afrique… 

Le point de vue des États-Unis sur l’Afrique a en effet évolué. Ils ont pris conscience de l’importance de l’Afrique. Mais il faut ajouter que l’engagement est encore loin d’être optimal. Les potentiels ne sont pas optimisés et parfois pour des raisons compréhensibles. On ne peut pas parler de désintérêt jusqu’à présent, mais les politiciens américains, du moins ceux qui sont au cœur des formulations de la populace, sont pris en étau par d’autres pressions nationales et internationales, pris par d’autres problèmes. Cela ne signifie pas forcément que l’Afrique est secondaire. Mais cela ne veut pas dire que l’Afrique est secondaire. Les gens comme nous, les africanistes qui se battent pour mettre l’Afrique au cœur des priorités américaines, ont d’autres urgences à gérer : les élections locales, … les guerres commerciales avec la Chine, la guerre en Ukraine, les tensions au Moyen-Orient et ainsi de suite, les dirigeants et les politiciens américains ont beaucoup de choses dans leur assiette, etc.

« En vingt ans de présence aux États-Unis, c’est la première fois que l’Afrique est présente dans une campagne électorale »

U.S. Secretary of State Antony Blinken gives a speech on the U.S. Africa Strategy at the University of Pretoria’s Future Africa Campus in Pretoria, South Africa, August 8, 2022. Andrew Harnik/Pool via REUTERS

Ceci étant dit, il faut admettre que l’administration Biden fait de son mieux pour faire avancer les liens entre les États-Unis et l’Afrique. Elle a fait quelque chose de différent des administrations précédentes. En vingt ans de présence aux États-Unis, c’est la première fois que l’Afrique est présente dans une campagne électorale. Ce n’était pas le cas sous Clinton ou Obama, mais pour la première fois, l’Afrique a été mentionnée pendant la campagne, car les candidats de l’époque, Biden et Harris, ont publié leur engagement envers l’Afrique, y compris la diaspora. C’était une étape très positive. Biden l’a fait, dès la campagne. Je dois ajouter que pour le Corporate Council on Africa a organisé le US-Africa Business Summit au Maroc il y a quelques mois, la vice-présidente Kamala Harris était présente. Ce qui annonçait déjà un intérêt pour l’Afrique. Le sommet des leaders américano-africains fait partie de l’agenda de l’administration, qui est consacré à la diaspora et à la jeunesse. Ceux qui devraient guider les politiques futures. Reste à savoir si les paroles seront suivies d’actions concrètes. Nous verrons à la fin du sommet.
En ce qui concerne les outils d’investissement comme l’AGOA, il incombe aux pays bénéficiaires de créer un environnement propice pour que leurs entreprises puissent en profiter. Cela n’a pas toujours été le cas et c’est dommage. Les pays qui s’en sortent bien ont mis en place une stratégie. D’autres non. Le succès de l’AGOA dépend de nombreux facteurs qui dépendent des gouvernements africains. Maintenant qu’elle est à la veille de son expiration, j’espère qu’elle sera prolongée et améliorée pour être équitable et refléter le programme d’intégration africaine.

Que peut-on attendre de ce sommet justement ? Vous, quelles sont vos attentes ? 

Il y aura certainement de grandes annonces, des accords seront signés. Prosper Africa s’occupe activement des accords, conformément à son mandat. Ce que j’espère voir à l’issue de ce sommet, c’est une politique diplomatique américaine plus pragmatique à l’égard de l’Afrique. Pour avoir une influence plus efficace sur l’agenda politique américain à l’égard du continent, nous devrons être plus pragmatiques. Je peux donner plusieurs exemples. Si l’on se réfère à l’AGOA, le seul cadre d’accord avec l’Afrique, il faut l’élargir, et ne pas le limiter, comme c’est le cas aujourd’hui, à l’Afrique sub-saharienne. Ceci est particulièrement vrai dans le contexte de la mise en œuvre de la ZLECAf. Ensuite, pour que cette politique soit fondée sur l’intérêt des populations, l’administration doit soutenir le secteur privé. La radiation des pays qui n’ont pas satisfait aux exigences est contre-productive car elle pénalise les bénéficiaires de l’AGOA dont la majorité sont des femmes. Par exemple, sans exclure des pays comme l’Ethiopie ou le Mali (NDLR:qui font partie des pays non invités au Sommet) en raison de la situation politique interne.

« En Ethiopie, l’AGOA a créé 200.000 emplois ! Cela signifie, près d’un million d’emplois indirects. Nous devons protéger ces emplois par tous les moyens nécessaires »

En Ethiopie, l’AGOA a créé 200.000 emplois ! Cela signifie, près d’un million d’emplois indirects. Nous devons protéger ces emplois par tous les moyens nécessaires. Il est injuste de ne pas permettre aux femmes qui travaillent dur au Mali, au Burkina Faso, en Guinée ou au Sud-Soudan d’exporter leurs produits vers les marchés américains comme leurs homologues. Troisièmement, c’est concret. Nous devons faire la différence entre la politique et les gens, et donc soutenir le secteur privé. Et tout d’abord, les femmes. Lorsque nous parlons d’agriculture en Afrique, ce sont avant tout des femmes. De même, dans le cadre de la diplomatie américaine, il ne faut pas oublier que l’Afrique est une victime collatérale des défis mondiaux actuels. Du changement climatique, la guerre commerciale avec la Chine, l’impact de la pandémie de COVID sur les économies africaines, la guerre en Ukraine, etc. Toutes les politiques doivent en tenir compte. Y compris en ce qui concerne les hydrocarbures. Si nous demandons, par exemple, au Sud-Soudan, dont l’économie dépend essentiellement des revenus du pétrole, d’arrêter d’exploiter ses ressources naturelles, de quoi vivront-ils ? Au contraire, nous devons les accompagner dans la transition énergétique. Cela vaut pour tous les pays producteurs de pétrole et de gaz en Afrique. C’est sur ce point que l’administration américaine doit se concentrer. Gardez à l’esprit que pour atteindre les objectifs « net zéro », nous avons tous besoin des ressources naturelles africaines. Pour devenir le leader mondial des voitures électriques, les États-Unis, ont besoin des minerais provenant de la République démocratique du Congo. Ils ne devraient pas importer des minerais bruts, mais construire des entreprises locales pour traiter leur sous-sol. Il s’agit clairement d’une approche gagnant-gagnant. Nous avons tous intérêt à ce que les économies soient prospères. Ils doivent se rencontrer à mi-chemin.

 » L’avenir du continent est entre les mains des Africains et non des Américains »

Enfin, du point de vue des Africains, ils doivent venir ici pour parler d’une seule voix. Ils ont créé la ZLECAf, ils doivent s’appuyer dessus et ne pas créer une chorale avec 54 solos. De plus, l’avenir du continent dépend de nos dirigeants politiques et de notre secteur privé. Ils jouent tous deux des rôles complémentaires et non contradictoires. J’espère donc que nos chefs d’État viendront avec des hommes d’affaires. Avant tout, ils doivent aller de l’avant avec les réformes. Nous devons mettre fin à la corruption. Les investisseurs ont besoin de stabilité, de transparence, d’un système judiciaire indépendant et d’une bonne gouvernance… Tout cela doit être consolidé pour créer un environnement propice aux affaires. En fin de compte, l’avenir du continent est entre les mains des Africains et non des Américains. Je suis impatiente de voir quels engagements concrets sortiront de ce sommet.

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