Culture Dakar, épicentre de la nouvelle pensée africaine
Comme l’illustre le musée des civilisations noires, Dakar a toujours participé à la promotion du patrimoine culturel africain. Elle est aujourd’hui le point de départ d’une nouvelle pensée, à la fois panafricaine internationale, qui invite à « repenser, et panser, le monde depuis l’Afrique ». C’était du moins le postulat de la dernière édition des Ateliers de la pensée qui se tenaient du 1er au 4 novembre dans la capitale sénégalaise.
Par Dounia Ben Mohamed, à Dakar
« Dans cette ville où les espaces d’expression se réduisent, il est important de se réunir et de parler librement. Parce que dans beaucoup d’endroits, il n’est pas possible de le faire sans être visité la nuit par les renseignements généraux. » Ce constat, déploré par Saïd Abbas Ahamed, Directeur de Thinking Africa, docteur en science politique à l’Université Panthéon-Sorbonne à Paris, résume tout l’intérêt des Ateliers de la pensée de Dakar.
« Tracer de nouveaux chemins dans la pensée et dans la pratique, et de scruter le présent et le futur de notre monde à partir de l’Afrique »
Organisé du 1er au 4 novembre à Dakar, l’évènement, qui en est à sa troisième édition, initié par le philosophe et historien Achille Mbembé ainsi que l’écrivain et économiste Felwine Sarr, se veut précisément être un espace de réflexions et d’échanges, libre, autour de cette question de penser le monde à partir de l’Afrique. Et, alors que cette année, le fil conducteur était la question du « Basculement des mondes et pratiques de dévulnérabilisation », l’idée aura été de « panser » l’Afrique… et le monde depuis l’Afrique.
« Cette édition se situe dans la continuité des précédentes sessions dont l’objectif était de tracer de nouveaux chemins dans la pensée et dans la pratique, et de scruter le présent et le futur de notre monde à partir de l’Afrique », explique les organisateurs. Qui auront réunis à cet effet des universitaires mais également des personnalités politiques, des acteurs de la société civile parmi lesquels des profils aussi divers que les anciennes ministres françaises Christiane Taubira et Rama Yade, la chroniqueuse et militante Rokhaya Diallo, l’ancien footballeur Lilian Thuram, l’historienne Françoise Verges, l’économiste Kako Nubukpo… Avec pour seul point commun ce désir de repenser un monde qui bascule.
« Il est temps de repenser le devenir de l’Afrique en termes d’opportunités dans la perspective de participer à la reconstruction du monde et de ce qui nous est cher, l’humanité »
« La terre que nous habitons a atteint ses limites. Du point de vue des ressources naturelles, le dérèglement climatique et ce qu’il faut bien appeler le saccagé des conditions de vie, observera Achille Mbembé en ouverture. Pour beaucoup, il serait trop tard, la petite histoire de l’humanité serait sur le point d’arriver à sa fin et au fond nous n’aurions été qu’une parenthèse dans cette histoire. Ce discours, qui risque d’être dominant dans les années qui viennent est celui de l’effondrement. La question que l’on se pose est de savoir si, à partir de l’Afrique, c’est la manière dont on doit aborder notre future. Nous pensons que non. Il est temps de repenser le devenir de l’Afrique en termes d’opportunités dans la perspective de participer à la reconstruction du monde et de ce qui nous est cher, l’humanité. » D’inviter à « re-penser » le monde, à « re-faire monde ».
Le cadre des échanges ayant ainsi été planté, suivront des tables rondes sur « la dévulnérabilité », ou comment répondre « à l’aspiration légitime a une vie sûre et digne » selon l’expression de Felwine Sarr. Ainsi, aux thèmes, classiques de conflits, migrations, minorités, génocide et djihad, les différents intervenants qui se succèderont opposeront les notions de « cosmopoëtique », « hospitalité afropolitaine », et in fine d’humanité. Puisque c’est de cela qu’il s’agit.
« Ce que nous vivons aujourd’hui est une course vers une nouvelle réappropriation pas seulement de la planète terre mais aussi du cosmos »
L’occasion également pour Achille Mbembé, intervenant sur la question « Être étranger chez soi », de livrer un plaidoyer en faveur de l’ouverture des frontières pour les « penseurs » à l‘extérieur du continent, l’ouverture des frontières pour tous à l’intérieur d’un continent qui ne sait plus faire un. « Une des manières de vulnérabiliser des millions de gens de nos jours c’est de les empêcher de bouger. Il me semble que de ce point de vue, l’Afrique est doublement pénalisée : du dehors et d’une façon plus dramatique encore, du dedans. Les Africains sont malvenus partout dans le monde. Nulle part en entend tamtam et trompettes leur souhaiter la bienvenue. Une partie de notre histoire s’est caractérisée par le fait que chaque fois que nous avons dû nous déplacer, c’est avec des chaînes. » De là, il appelle à « mettre un terme à ces déplacements forcés », et à cette « politique d’externalisation des frontières européennes sur le continent » qui résulte d’ « un nouveau modèle de mobilité (qui) est en train de se consolider. Il s’agit d’une nouvelle partition de la terre. Ce que nous vivons aujourd’hui est une course vers une nouvelle réappropriation pas seulement de la planète terre mais aussi du cosmos. »
« Un pacte continentale : Pour qu’aucun Africain ne se sente étranger en Afrique »
Avant de poursuivre sur ce continent « qui est celui qui enregistre le plus de frontières. Nous sommes saturés d’enclos et cela ne peut continuer. Si on veut répondre au défi du monde qui vient en ce moment critique, il faut élaguer les frontières en Afrique. Cela veut dire libérer les circulations. » Ce qui passe selon lui par la réouverture du débat sur le principe de l’intangibilité des frontières hérité de la colonisation ainsi que celui de « notre propre politique migratoire. » Proposant « un pacte continental » sur la question, il en précise l’enjeu : « transformer ce continent en un vaste espace de circulation pour ces enfants. Qu’il y ait un endroit sur cette planète où nous n’avons pas à nous justifier. A bouger, enchainé, comme cela a souvent été le cas dans notre histoire. Pour qu’aucun Africain ne se sente étranger en Afrique. » Et d’en conclure : « Nous pouvons apporter à ce débat mondial notre point de vue africain. En s’inspirant de ce concept ghanéen du droit à un chez soi qui est inscrit dans la constitution. »